
Pastier depuis 1935, Saint Jean fête, cette année, ses 90 ans. L’occasion de commencer un nouveau cycle, selon Bruno Gil, directeur marketing de l’ETI drômoise, en matière de philosophie, de stratégie et de communication. Avec un chiffre d’affaires de 118 M€ en 2024 (18 000 tonnes de produits), Saint Jean et ses 520 collaborateurs valorisent le patrimoine culinaire régional avec un cahier des charges stricts et des sigles de qualité. L’entreprise implantée à Romans-sur-Isère vient, notamment, de lancer des Raviolines. Une première au rayon frais libre-service. Par Catherine Batteux
Entretien avec Bruno Gil, directeur marketing de Saint Jean
Quels sont vos pôles de compétence et de différenciation ?
Bruno Gil – Nous avons un très fort ancrage territorial. Notre entreprise s’est construite autour de la valorisation de savoir-faire culinaires et de spécialités issues de la région Auvergne-Rhône-Alpes avec, bien sûr, les ravioles du Dauphiné pour la Drôme et l’Isère, mais aussi des quenelles – nous sommes leaders en France –, des pâtes, des plats cuisinés, des produits à poêler, des sauces, des gratins… Nous disposons de 4 sites de production, dont le principal est celui de Romans-sur-Isère pour les ravioles et les pâtes. Nous avons aussi deux usines de fabrication de quenelles, l’une dans l’Ain, l’autre à proximité de Saint-Just-de-Claix. Enfin, l’activité traiteur est fabriquée à Bourg-de-Péage et nous disposons de 4 boutiques. Nos réseaux de distribution comprennent la GMS, mais aussi les grandes surfaces spécialisées, conventionnelles ou bio, les freezer centers et la RHF. Nous réalisons également des ventes auprès de l’industrie agroalimentaire qui, par exemple, réemploie nos pâtes dans des plats cuisinés. Enfin, même si nous sommes une ETI, nous avons développé très tôt une politique RSE pour limiter au maximum notre empreinte carbone : nous sommes certifiés ISO 14001 pour l’environnement et ISO 5001 pour réduire notre consommation d’énergie.
Comment concilier innovation et patrimoine ?
On pourrait penser qu’innovation et défense du patrimoine culinaire de recettes ancestrales est antinomique. Mais pas du tout. Tout au long de ces années, nous avons prouvé que nous pouvions être garants de la qualité des spécialités régionales tout en innovant. Par exemple, nous avons été les premiers à lancer, en 2023, des crozets au rayon frais. Et nous sommes d’ailleurs toujours les seuls.
Nous travaillons sur des sigles de qualité, comme l’IGP et le Label Rouge. La Raviole du Dauphiné est une IGP Label Rouge : elle ne peut être fabriquée que dans 5 cantons en France, 3 dans la Drôme et 2 en Isère. Nous avons donc un cahier des charges qui stipule un certain nombre de points à respecter de manière drastique. Nous devons, par exemple, utiliser de la farine française. Le Comté est par définition produit en France et est lui-même une appellation d’origine protégée. Les œufs doivent provenir de la Drôme et des départements limitrophes, et doivent être issus de poules élevées en plein air, ce qui crée une contrainte supplémentaire de sourcing dans cette période de tension d’approvisionnement.
Quel est votre process d’innovation ?
C’est quelque chose de très bien installé. Chaque année nous procédons à une génération d’idées qui sont ensuite triées. Nous en retenons une dizaine qui deviennent des concepts. C’est à partir de là que nous commençons à travailler le corps de l’innovation. À quelle attente répond le produit ? Quel bénéfice le consommateur peut-il en tirer ? Quel est le prix de vente cible ? Nous réalisons ensuite des tests de concept auprès des consommateurs qui vont, notamment, se prononcer sur l’aspect différenciant de l’innovation par rapport à ce qui existe déjà sur le marché, et se positionner sur le prix de vente imaginé. À partir de là, nous réalisons un classement de ces critères. Les meilleurs concepts validés par les consommateurs sont transformés à ce moment-là, et seulement à ce moment-là, en projet d’innovation. Cela génère un brief, du marketing vers la R&D, puis un process d’étude de faisabilité, parce que, malheureusement, tous les concepts rêvés par les consommateurs ne peuvent pas voir le jour. Viennent ensuite les tests organoleptiques, puis la mise sur le marché avec un plan de lancement qui comprend de la communication, de plus en plus digitale, et des opérations de promotion, comme des bons de réduction, qui accompagnent les premières semaines de vente.
Sur 10 concepts identifiés, combien sont développés ?
Cela dépend. Nous ne faisons pas de compromis ni de compromissions sur les résultats. Il nous arrive d’avoir des vagues de génération d’idées où rien ne ressort, en tout cas pas suffisamment de manière positive pour s’imposer comme un projet. Et, parfois, à l’inverse, nous avons 4 ou 5 concepts qui sortent vraiment du lot. Dans ces cas-là, nous remplissons le tunnel d’innovation pour 2 ou 3 ans, et nous les positionnons en décalé afin de compenser les années où l’on a eu moins de flair.
Quelle est votre dernière innovation ?
Nous venons de lancer, en avril, une nouvelle gamme au rayon frais qui s’appelle les Raviolines. Cette innovation est née d’un frein consommateur bien identifié et très puissant. Nous avons constaté que, souvent, les consommateurs ratent la cuisson de leurs ravioles. Celles-ci sont proposées de façon traditionnelle en plaques de 6 carreaux par 8 carreaux. Les ravioles, doivent être plongées dans l’eau frémissante, et non bouillante, pour que les carreaux se détachent correctement. Nous avons donc eu l’idée de proposer des raviolines, dont les carreaux sont déjà détachés, mais qui gardent la finesse de la pâte d’une raviole au blé tendre, alors que le ravioli est réalisé à partir de blé dur. La ravioline est en fait un produit hybride entre la Raviole du Dauphiné et le ravioli. Le processus d’innovation a pris quelques années, en étroite collaboration avec la R&D, parce qu’il a fallu adapter nos processus de fabrication. Nous bénéficions d’un nouveau site de production, avec de nouvelles technologies, qui nous a permis de développer cette innovation.
Quel est le principal frein à l’innovation ?
C’est la place que les distributeurs veulent lui apporter. Aujourd’hui, le pourcentage que représente le chiffre d’affaires de l’innovation sur le chiffre d’affaires total du magasin est descendu à un niveau historiquement très bas, et reste inférieur à 1 %. C’est un peu problématique, surtout dans notre rayon de traiteur libre-service où les consommateurs viennent chercher de la praticité, mais aussi de la variété. C’est un rayon où l’on a besoin de faire évoluer les assortiments et les recettes proposées, parce que ce sont des produits qui sont consommés quotidiennement et en plat principal : la nouveauté est donc essentielle.
Le souci, c’est que les distributeurs n’ont pas assez de place pour faire rentrer les innovations. Mais il me semble aussi que les innovations présentées par les industriels n’ont peut-être pas toutes le potentiel suffisant pour remplacer une référence déjà en place qui génère un certain chiffre d’affaires. On peut comprendre que cela puisse être problématique pour les distributeurs.
Je dirais qu’il faudrait que chacun prenne sa part de responsabilité. Le distributeur doit faire confiance à l’innovation, parce que c’est la croissance de demain, surtout dans ce rayon du traiteur frais. Mais charge aussi aux industriels de faire en sorte de lancer des innovations qui en sont véritablement, avec un vrai bénéfice pour de nombreux consommateurs, parce que les innovations trop élitistes, de niche, ne peuvent pas satisfaire la grande distribution. Les nouveautés doivent vraiment apporter quelque chose qui n’existe pas dans le rayon et qui répond à une unité de besoin qui n’est pas pourvue. Sinon, vous ne faites, ni plus ni moins, que de la cannibalisation du chiffre d’affaires déjà existant. De notre côté, nous nous attachons à valoriser notre patrimoine culinaire français, avec des garanties de qualité, tout en répondant à un vrai besoin des consommateurs.